Dans un arrêt publié le 22 décembre 2023, la Cour de cassation réunie en sa formation la plus solennelle a statué sur l’admissibilité d’un mode de preuve obtenue de manière déloyale. Au visa de l’article 6.1 de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) et 9 du code de procédure civile, l’Assemblée Plénière considère que « désormais, dans un procès civil, l’illicéité ou la déloyauté dans l’obtention ou la production d’un moyen de preuve ne conduit pas nécessairement à l’écarter des débats ». Ce revirement de jurisprudence est l’occasion de revenir sur la notion de licéité et du principe de loyauté de la preuve dans les relations de travail.
Au sommaire de notre dossier spécial :
- Décryptage des notions de preuves déloyales et illicites
- Eclairage de l’évolution de la jurisprudence sur l’admission des preuves illicites et déloyales
- Solution de l’arrêt de l’assemblée plénière du 22 décembre 2023, pourvoi n°20-20.648, le cas de l’enregistrement clandestin
- Quelles sont les impacts de cet arrêt pour l’employeur ?
- Phase déclarative AT : l’employeur peut-il utiliser une preuve obtenue par un système de vidéosurveillance lors de la phase déclarative d’un accident du travail ?
Décryptage des notions de preuves déloyales et illicites
« Celui qui réclame l’exécution d’une obligation doit la prouver ».
Être titulaire d’un droit ne suffit pas à en obtenir sa reconnaissance par le juge, encore faut-il en rapporter la preuve.
Il ressort des articles 9 du Code de procédure civile et 1353 du Code civil que si la preuve est en principe libre, elle doit néanmoins demeurer licite et loyale :
- La licéité d’une preuve se définit comme une preuve dite conforme à la loi ou à un droit subjectif.
- La preuve déloyale est une preuve obtenue par manœuvre ou stratagème, à l’insu de la personne à qui on entend l’opposer.
Ainsi, une preuve déloyale recouvre trois hypothèses :
- Les preuves obtenues par un procédé clandestin (par exemple : un enregistrement sonore fait à l’insu du salarié)
- Les preuves obtenues par un stratagème (par exemple : filature d’un salarié par un détective privé, mise en place d’un dispositif de client mystère)
- Les preuves obtenues par fraude ou par un moyen frauduleux (par exemple : vol de documents)
La limite entre ces deux notions est floue, ce qui a conduit la Cour de cassation à aligner le régime de la preuve déloyale sur celui de la preuve illicite.
Eclairage de l’évolution de la jurisprudence sur l’admission des preuves illicites et déloyales
Focus sur la jurisprudence de la CEDH en matière de loyauté de la preuve en droit du travail
Dans les relations de travail, la CEDH rappelle régulièrement que pour apprécier la licéité d’une preuve les autorités nationales doivent mettre en balance les intérêts divergents :
- d’une part, le droit du requérant au respect de sa vie privée (art 8. CEDH),
- d’autre part, le droit de surveillance de l’employeur et les prérogatives disciplinaires qui sont exercées en vue d’assurer le bon fonctionnement de l’entreprise.
A titre d’illustration dans l’affaire du 17 octobre 2019 (López Ribalda et autres c. Espagne n° 1874/13 et 8567/13), un employeur avait licencié 14 salariés sur la base de images obtenues par un système de vidéosurveillance illicite (caché) permettant de mettre en lumière un système de vol organisé par les salariés. Les salariés invoquaient une violation de leur vie privée (art 8. CEDH).
La CEDH, réunie en grande chambre, a admis sur le fondement du droit au procès équitable et du droit à la preuve en découlant, un moyen de preuve obtenue au détriment de la vie privée ou en violation du droit interne.
Une solution similaire a été adoptée dans l’affaire (Barbulescu C. Roumanie, 5 septembre 2017 n°61496/08).
Vers une admission des preuves illicites et déloyales par la Haute Cour
Afin de se conformer à la jurisprudence de la CEDH, la Cour de cassation a d’abord admis, en matière civile, la recevabilité d’une preuve illicite lorsque son caractère indispensable au succès de la prétention est démontré, et que l’atteinte aux droits opposés est strictement proportionnée à l’objectif poursuivi. Les juges sont alors invités à opérer un contrôle de proportionnalité. (Exemple : Soc. 8 mars 2023, n° 21-17.802, 21-20.798 et 20-21.848)
Depuis les arrêts du 22 décembre 2023, l’irrecevabilité systématique en raison du caractère illicite ou déloyal est abandonnée dans la mesure où, qu’elle soit illicite ou déloyale, le juge civil devra automatiquement évaluer le caractère indispensable de la preuve et vérifier que la production, portant atteinte à un droit opposé, est proportionnée à l’objectif poursuivi.
Solution de l’arrêt de l’assemblée plénière du 22 décembre 2023, pourvoi n°20-20.648, le cas de l’enregistrement clandestin.
Dans cette affaire, un salarié avait contesté, devant les juridictions, son licenciement pour faute grave.
Afin de prouver le caractère grave de la faute, l’employeur avait produit en cause d’appel l’enregistrement clandestin d’un entretien au cours duquel le salarié avait tenu des propos justifiant sa mise à pied et son licenciement.
La Cour d’appel a déclaré irrecevable la pièce versée aux débats en raison de son caractère déloyal, et a jugé le licenciement sans cause réelle et sérieuse.
L’employeur saisit la Cour de Cassation afin de l’interroger sur la recevabilité de la preuve produite : la preuve obtenue par l’enregistrement d’entretiens entre l’employeur et le salarié, réalisé à l’insu de ce dernier, est-elle recevable ?
Sur le caractère déloyal de la preuve, il convient de rappeler que la Cour de cassation considérait jusqu’à présent qu’est irrecevable la production d’une preuve recueillie à l’insu de la personne ou obtenue par une manœuvre ou un stratagème.
C’est en ce sens qu’en 2012, la Cour de cassation avait rejeté la recevabilité d’une preuve obtenue par un stratagème.
En effet, dans cette affaire, l’employeur avait licencié son employée pour faute grave, alléguant qu’elle ouvrait illégalement le courrier des usagers. Afin d’établir le comportement répréhensible de son employée, l’employeur avait introduit des lettres piégées dans sa tournée qui libéraient de l’encre ineffaçable lors de l’ouverture. Cependant, cette preuve a été jugée irrecevable pour justifier le licenciement de la salariée pour faute grave puisque obtenue par un stratagème. (Cass Soc., 4 juillet 2012 n° 11-30.266).
Dans le cas soumis à l’appréciation de la Haute Cour, le 22 décembre 2023, l’enregistrement produit par l’employeur était l’unique et seul moyen de prouver la réalité des faits et donc de justifier pleinement la décision prise.
Si l’Assemblée Plénière de la Cour de cassation avait fait une stricte application de sa jurisprudence, elle aurait nécessairement conduit à priver l’employeur de tout moyen de faire la preuve de ses droits.
Reconnaissant ainsi les limites de sa jurisprudence, la Haute Cour a donc en second lieu admis la recevabilité d’une preuve déloyale.
Par cet arrêt, la Haute Cour se conforme ainsi à la jurisprudence européenne, qui admettait déjà la recevabilité d’une preuve illicite et/ ou déloyale.
Toutefois, l’analyse des dernières décisions permet de confirmer que le juge n’admettra pas n’importe quelle preuve illicite ou déloyale. Le juge devra apprécier la recevabilité de la preuve qui lui est soumise strictement au regard des faits de l’espèce.
A titre d’illustration, la production d’un enregistrement de vidéosurveillance illicite n’a pas été considérée comme indispensable pour justifier le licenciement d’une salariée pour faute grave, lorsque les irrégularités avaient pu, préalablement, également être révélées par un audit interne (Cass. Soc., 8 mars 2023 n° 21-17.802).
Au stade de la justification, le juge civil devra désormais rechercher si les preuves déloyales ou illicites produites sont en rapport avec les prétentions soutenues, mais également si la production de la preuve est indispensable et déterminante dans l’issue du procès. C’est-à-dire s’il n’existait pas d’autres moyens de prouver des prétentions. Enfin, la preuve produite ne devra pas porter atteinte de manière excessive aux droits de la partie adverse (vie privée, vie personnelle, égalité des armes etc.).
Trois décisions récentes pour illustrer cette tendance :
1.Dans une première décision, le salarié a produit un enregistrement clandestin de son entretien avec les membres du CHSCT chargés d’enquêter sur un éventuel harcèlement moral de l’employeur.
La Cour de cassation valide le rejet de cet enregistrement clandestin. La justification repose sur le fait que l’enregistrement n’a pas été jugé comme étant indispensable pour établir le droit à la preuve du demandeur, compte tenu des autres éléments de preuve disponibles qui laissaient présager l’existence du harcèlement (Cass. Soc. 17 janvier 2024 n° 22-17.474).
2. Dans une deuxième décision rendue le 25 janvier 2024 par la Cour d’appel d’Angers (n°21/00209), un employé a été licencié pour faute grave. Il était accusé de dénigrer l’entreprise et de mener une activité concurrentielle dissimulée. Le salarié a contesté son licenciement.
Pour étayer ces accusations, l’employeur a présenté des rapports d’enquête établis par un détective privé, qui l’avait surveillé pendant un arrêt maladie, à partir de son domicile et dans différents endroits en dehors de ses heures de travail en prenant des photographies. La juridiction a d’abord jugé la preuve illicite, puis a procédé à un examen de proportionnalité pour déterminer si elle pouvait être admise.
La preuve a finalement été rejetée. Il n’a pas été démontré que l’employeur ne pouvait pas obtenir les mêmes informations par des moyens respectueux de la vie privée, ni que l’atteinte à la vie privée était proportionnée aux objectifs poursuivis ou justifiée par des intérêts légitimes.
3. Dans un autre arrêt du 14 février 2024 (n° n° 22-23.073), la Chambre Sociale a affirmé sa position en considérant que « Doit en conséquence être approuvé, l’arrêt qui, après avoir constaté qu’il existait des raisons concrètes liées à la disparition de stocks, justifiant le recours à la surveillance de la salariée et que cette surveillance, qui ne pouvait être réalisée par d’autres moyens, avait été limitée dans le temps et réalisée par la seule dirigeante de l’entreprise, a pu en déduire que la production des données personnelles issues du système de vidéosurveillance était indispensable à l’exercice du droit à la preuve de l’employeur et proportionnée au but poursuivi, de sorte que les pièces litigieuses étaient recevables. »
Quelles sont les impacts de cet arrêt pour l’employeur ?
Auparavant, les preuves déloyales produites par l’employeur étaient écartées des débats par le juge sans discussion. Dès lors, cette nouvelle position de la Haute juridiction est une évolution conséquente.
Cependant elle ne donne pas un blanc-seing à l’employeur dans la mesure où le droit à la preuve ne l’emportera pas systématiquement face aux droits antinomiques en présence.
En effet, la preuve sera écartée des débats si l’une des conditions fait défaut (légitimité, caractère indispensable de la preuve, proportionnalité au but poursuivi) dans la mise en balance du droit à la preuve et d’un autre droit.
En tout état de cause, en plus du risque d’irrecevabilité de la preuve, l’employeur qui ne respecte pas la réglementation en vigueur peut s’exposer à des sanctions pénales, (exemple : délit d’atteinte à la vie privée et de violation du RGPD), civiles (exemple : dommages et intérêts) et administratives (exemple : sanction par la CNIL allant de l’avertissement à l’amende).
Enfin, il convient de souligner que les salariés pourront également produire des moyens de preuve déloyaux ou illicites au soutien de leurs prétentions.
Par conséquent, il est préférable que toute production de preuve illicite ou déloyale soit exceptionnelle de la part de l’employeur, soigneusement considérée et limitée aux situations où les preuves sont particulièrement difficiles à obtenir.
Focus sur le droit de la preuve en matière de sécurité sociale
La plupart des exemples évoqués dans cet article concernent des situations de contentieux disciplinaire entre un salarié et son employeur. Cependant, il est également pertinent pour l’employeur de se questionner sur l’admissibilité des preuves obtenues en dehors du contexte disciplinaire, et plus particulièrement en matière AT/MP et ce que ce soit dans le cadre de ses relations avec la Caisse que dans le cadre de ses relations avec le salarié.
Phase déclarative AT : l’employeur peut-il utiliser une preuve obtenue par un système de vidéosurveillance lors de la phase déclarative d’un accident du travail ?
Dans le cadre des contentieux en matière de sécurité sociale, le juge devra également exercer un contrôle de proportionnalité par rapport à l’objectif poursuivi, dans la mesure où l’utilisation d’une preuve déloyale ou illicite lors de la phase déclarative d’un accident du travail n’a pas la même finalité que l’utilisation d’une telle preuve dans le cadre disciplinaire. Le contrôle du juge pourra être d’autant plus strict.
Dans le cadre de l’instruction d’un accident du travail, et plus précisément de la preuve de la survenance de l’accident, peut se poser la question de la production d’un enregistrement de la vidéosurveillance.
Au regard de certaines décisions analysées, il semblerait que le juge du Pôle social admette la licéité d’une telle production.
Par un arrêt du 8 décembre 2020, la Cour d’appel de Nancy a admis que l’agent enquêteur de la CPAM puisse, dans le cadre de ses investigations, demander à l’employeur de lui faire visionner les enregistrements du système de vidéosurveillance (CA Nancy 8 décembre 2020 n° 20/00201).
La même Cour a admis par un arrêt du 24 mars 2020 la possibilité pour l’employeur de produire des extraits des enregistrements de vidéosurveillance en phase déclarative, d’instruction. (CA Nancy 24 mars 2020, RG 19/00496
- Dans cette espèce, en phase déclarative, l’employeur avait indiqué, dans son courrier de réserves motivées, avoir visionné le système de vidéosurveillance en présence des témoins. Le visionnage révélait les incohérences dans les déclarations du salarié relatives à son accident du travail. Le sinistre avait fait l’objet d’un refus de prise en charge, contesté par le salarié et confirmé par les juridictions.
Si la production d’enregistrement de vidéosurveillance est envisageable durant la phase déclarative, il est préférable de vérifier au préalable la licéité du système de vidéosurveillance. Pour garantir la légitimité du visionnage des enregistrements, l’employeur pourra faire intervenir un commissaire de justice, lequel établira un constat qui pourra être ultérieurement produit.
Dans une affaire récente soumise à la Cour d’appel de Bordeaux (CA Bordeaux, 11 janvier 2024 n° 21/04527), un employeur a saisi les juridictions afin que lui soit déclaré inopposable l’accident du travail déclaré par sa salariée. Pour étayer sa demande, l’employeur a produit des enregistrements de vidéosurveillance. La CPAM avait soulevé l’irrecevabilité de cette preuve en raison de son prétendu caractère déloyal, arguant que cette preuve a été présentée uniquement devant la juridiction et qu’elle n’a pas été transmise en phase déclarative.
La juridiction rejette l’argument de la CPAM en soulignant que l’employeur avait clairement spécifié, dans sa lettre de réserves motivées, l’existence de ces enregistrements de vidéosurveillance. La juridiction a donc admis ce moyen de preuve et précise que la CPAM aurait dû visionner ces images lors de la phase déclarative.
En cas de système de vidéosurveillance illicite, il appartiendra au juge civil de trancher sur la recevabilité de la production de l’enregistrement
Si toutes ces décisions confirment la possibilité de produire une preuve déloyale et/ou illicite, l’employeur devra néanmoins rester prudent l’administration de celle-ci … La fin ne justifie pas toujours les moyens.
Aucun commentaire